Un projet de loi dit « ELAN », relative à l’évolution du logement, de l’aménagement et du numérique, est en cours d’examen en première lecture à l’Assemblée Nationale.
Il comporte notamment un article 15 qui tend à limiter l’intervention de l’architecte des bâtiments de France lors de l’instruction de certaines demandes d’autorisation de travaux et s’inscrit en cela dans une désormais longue tradition de remise en cause d’un « pouvoir », que d’aucuns considèrent régalien, des ABF.
Que prévoit cet article ?
Il insère un nouvel article L.632-2-1 au code du patrimoine qui substitue à l’ « accord » jusqu’à présent requis de l’ABF, un simple « avis », qui donc en cas de silence serait considéré favorable, lorsque l’autorisation porte sur :
- des antennes relais de radiotéléphonie mobile ou de diffusion du très haut débit par voie hertzienne et leurs systèmes d’accroche ainsi que leurs locaux et installations techniques,
- les opérations prévues par le code de la construction et de l’habitation destinées à la résorption de l’habitat insalubre,
- des immeubles à usage d’habitation déclarés insalubres à titre irrémédiable en application du code de la santé publique,
- des immeubles à usage d’habitation menaçant ruine ayant fait l’objet, en application du code de la construction et de l’habitation, d’un arrêté de péril assorti d’une ordonnance de démolition ou d’interdiction définitive d’habiter.
Ces mesures sous-entendent que l’ABF constituerait un frein, voire un obstacle en ces matières (et dans bien d’autres on peut l’imaginer …) alors que les statistiques recueillies établissent (source de l’association nationale des ABF – ANABF) une proportion infime de refus d’autorisation du fait d’ « avis conformes » défavorables des ABF.
On peut s’interroger, de plus, sur leur pertinence, du fait que :
- l’installation d’antennes relais n’est pas sans conséquences sur la conservation en particulier de nos clochers d’églises qui offrent idéalement les points hauts nécessaires, qu’il s’agisse de l’installation de l’antenne elle-même, mais aussi, et plus encore, de l’implantation des locaux et installations techniques associés. Comment justifier, à ces fins qui, malgré l’intérêt public du service, ne sont pas étrangères à une concurrence commerciale, une dégradation dès lors possible d’un tel patrimoine qui fait l’objet unanime d’une reconnaissance sociétale quand bien même n’est-il pas lui-même nécessairement protégé au titre des monuments historiques ? (L’article de loi prévoit l’exclusion de l’application des nouvelles mesures en ce qui concerne les monuments historiques)
- la lutte contre l’habitat indigne, insalubre ou menaçant ruine, ne saurait également en elle-même justifier l’atteinte (démolition) à un patrimoine certes dégradé, mais présentant cependant un intérêt historique ou esthétique reconnu puisque faisant l’objet de mesures de protection fondant précisément l’intervention de l’ABF.
Il convient de rappeler que, d’ores et déjà, le code de la construction et de l’habitation en vigueur (article R.511-2) prévoit notamment, légitimement, que, pour des raison de sécurité et d’urgence, l’ABF ne dispose que d’un temps contraint (15 jours) pour émettre un simple avis, voire n’est qu’informé, dans le cas d’un péril imminent irrémédiable.
Généraliser l’avis simple à toutes sortes de situations ne constituerait-t-il pas une incitation à une politique de facilité faisant fi des possibilités de récupération et de remise en valeur du patrimoine concerné, à l’instar, dans le domaine des sites protégés par le code de l’environnement, du chantage à la friche parfois exercé (sans jamais un quelconque consentement du Conseil d’État) en justification du déclassement d’un site classé.
Une telle mesure pourrait ainsi menacer, tel serait par exemple le cas de Perpignan, la pérennité de quartiers entiers en secteur sauvegardé (aujourd’hui site patrimonial remarquable) qui, bien que dégradés du fait de l’inaction en matière d’entretien et de restauration de « marchands de sommeil », sont reconnus pour leur valeur patrimoniale d’ensemble et protégés par le plan de sauvegarde et de mise en valeur (PSMV).
Une autre mesure prévoit de faciliter l’exercice des recours contre l’avis de l’ABF et, par amendement, installe la possibilité, pour le demandeur s’étant vu opposer un refus d’autorisation, de faire appel à un médiateur désigné par le président de la commission régionale du patrimoine et de l’architecture parmi les élus siégeant à cette commission. L’intention peut être considérée louable, mais sans modalités plus précises de mise
en œuvre et considérant le nombre infime de situations effectives de blocage, une concertation en amont entre le demandeur ou son maître d’œuvre ayant permis dans la grande majorité des cas au bénéfice d’une amélioration du projet d’éviter l’avis défavorable de l’ABF, une telle mesure sera probablement marginalement exercée.
Par ailleurs, en vue de faciliter le développement de périmètres délimités d’abords des monuments historiques, ce qui en soit ne serait pas critiquable, l’ABF perdrait l’exclusivité de son initiative, cette dernière pouvant directement émaner de la collectivité territoriale compétente, la mesure prévoyant dans ce cas un avis (et non un accord) de l’ABF.
N’y aurait-il pas à craindre que de telles dispositions soient instrumentalisées par certaines collectivités à d’autres fins que celle de la prise en compte du patrimoine ? Par exemple par une réduction excessive des « périmètres de 500 mètres » ? Le dispositif actuel fondé sur l’autorité de l’État et sur la capacité d’expertise de l’ABF n’offrait-il pas, à cet égard, toutes les garanties nécessaires ? De plus, les propositions ainsi faites par les collectivités s’appuieraient-elles sur des études suffisantes et, si tel était le cas, leur financement serait-il assuré par la collectivité elle-même en considération du principe souvent constaté du « qui paye commande » ?
On le voit, sous le seau de l’intérêt général de l’ « ÉLAN » imprimé, et alors même que l’exposé des motifs de la loi relève parmi les objectifs visés « l’amélioration du cadre de vie » (!), de telles mesures tendent de fait à fragiliser la prise en compte du patrimoine en sapant progressivement les fondements de l’exercice de la politique patrimoniale dont l’ABF est un artisan essentiel.
Aujourd’hui, ce ne sont que des mesures ponctuelles, mais demain ?
Eh bien ! précisément l’on voit déjà poindre la suite au travers d’une récente proposition de loi (donc d’initiative parlementaire), qui pourrait tendre à amplifier un tel travail de sape.
Il s’agit d’une proposition de loi, déposée au Sénat, « portant Pacte national de revitalisation des centres-villes et centres-bourgs », qui bien qu’honorable dans ses intentions et présentant un caractère d’urgence au regard de l’état catastrophique de nos centres et de leur effondrement socio-économique en cours, comporte elle-aussi un article 7 tendant une nouvelle fois à encadrer l’intervention de l’ABF.
Cet article prévoit en effet :
- dans des périmètres d’ « opérations de sauvegarde économique et de redynamisation » (opérations « OSER »), que ce soit en abords de monuments historiques ou en site patrimonial remarquable, de piloter l’avis de l’ABF en lui imposant de respecter les objectifs et les orientations d’une « directive nationale » préalablement établie visant à « simplifier et alléger le poids des normes qui pèsent sur les collectivités territoriales », une telle directive pouvant « comporter des éléments différenciés selon le tissu urbain et le patrimoine des territoires ».
- que la décision d’engager l’opération soit précédée de la consultation de l’ABF qui, dans le délai d’un mois (!) à compter de la délibération prenant cette décision, émet des prescriptions et recommandations conformes à la directive nationale ;
- que, si de telles prescriptions n’ont pas été émises à ce stade par l’ABF, celui-ci pourra cependant, sauf avis contraire du maire, en formuler au stade des autorisations de travaux, mais il ne disposerait alors que de 5 jours (!) pour les émettre.
L’application de ces nouvelles mesures ne sera pas sans poser de questions sous divers aspects :
- l’émission d’une « directive nationale » pour chaque opération OSER rompt avec le
principe d’une gestion déconcentrée désormais établie en matière de protection du patrimoine, hormis le cas du monument historique classé (sachant que ce cas n’entre pas dans le champ d’application de ces mesures) et ses modalités d’exercice appelleront des précisions réglementaires notamment du fait qu’il s’agirait d’une compétence conjointe des ministres chargés de l’urbanisme et du patrimoine et qu’il conviendra de se poser notamment la question des services techniquement compétents au sein des administrations centrales concernées (inspection des patrimoines au sein de la direction générale des patrimoines en ce qui concerne le ministère de la culture ? service équivalent au sein du ministère de la transition écologique et solidaire ?) ; - les délais d’avis impartis aux ABF sont, à moins que n’en soient considérablement renforcés les effectifs, scandaleusement insuffisants pour qu’ils puissent exercer pleinement et correctement les attributions que leur confèrent les textes
- la capacité pour les prescriptions émises par l’ABF dans ce nouveau cadre, de constituer « dérogation » au règlement d’un plan de sauvegarde et de mise en valeur ou d’un plan de valorisation de l’architecture et du patrimoine, ceci alors qu’il a lui-même, de droit, contribué à l’élaboration de ces documents …
On peut donc légitimement s’interroger sur l’avenir de la protection et de la mise en valeur de notre patrimoine qui, par l’entremise de politiques prétendument vertueuses, ne pourront qu’être fragilisées au gré de la multiplication de mesures, telles que celles précédemment évoquées, n’ayant finalement pour seuls objectifs, de l’aveu même de l’exposé des motifs de la loi ELAN, que de « libérer les initiatives » et de « simplifier les normes et de faciliter l’acte de construire en accélérant les procédures administratives ».
De la même manière que la loi Grenelle 1, qui prévoyait la rétrogradation de l’avis conforme de l’ABF en avis simple en zone de protection du patrimoine architectural, urbain et paysager (ZPPAUP), avait heureusement été intelligemment corrigée par la loi Grenelle 2 avec l’institution des aires de mise en valeur de l’architecture et du patrimoine (AVAP), d’autres moyens que de telles mesures « correctives » (dans les deux sens potentiels du terme!) apparaissent devoir être recherchées pour mieux inscrire la préoccupation patrimoniale portée par l’ABF dans les processus d’aménagement et d’autorisation d’urbanisme.
Il faudrait notamment faire cesser la « solitude » d’exercice des ABF et inscrire leur intervention dans un nouveau paradigme où le conseil préalable prendrait le pas sur la sanction tardive (fut-elle ainsi que constaté très rare) au moment de l’instruction des projets.
Suite aux travaux d’un groupe de travail, composé d’ABF et d’élus, organisé au début de l’année sous l’initiative et l’autorité de la ministre de la culture, une circulaire ministérielle en date du 6 juin 2018 semble opportunément prendre cette direction en préconisant une évolution des pratiques et des méthodes des services compétents apte à « refonder la relation de confiance entre les acteurs ».
Trois axes y sont développés :
- mieux informer en amont, partager et co-construire les règles patrimoniales,
- sécuriser et rendre plus lisibles les avis des ABF,
- permettre aux ABF de prioriser leurs missions « afin d’accompagner pleinement les politiques de revitalisation des cœurs de villes, de restauration des quartiers anciens dégradés et de mise en valeur des sites patrimoniaux ».
Le premier axe préconise :
- la constitution de « cercles de partage » informels pour le conseil et la diffusion de la culture architecturale et patrimoniale,
- l’élaboration de référentiels ou de guides de règles partagés co-construits avec les collectivités territoriales avec l’appui technique voire financier des DRAC et la contribution des conseils d’architecture, d’urbanisme et de l’environnement (CAUE),
- la publicité des avis et décisions des services des collectivités territoriales et de l’État une fois l’autorisation de travaux délivrée ou refusée,
- l’accélération de la mise en œuvre de périmètres délimités des abords de monuments historiques,
Le deuxième axe conduirait :
- à organiser la collégialité des avis des ABF pour les projets les plus sensibles ou susceptibles de poser des questions de doctrine générale en matière d’architecture et de patrimoine,
- à la mise en place de réunions d’instruction mensuelles ou bimensuelles entre les ABF et les collectivités territoriales (pratique déjà largement répandue),
- à encourager la consultation de la commission régionale de l’architecture et du patrimoine (CRPA) pour les projets les plus importants ou les plus sensibles,
- à veiller à assurer le principe de continuité des avis et la cohérence de ceux-ci sur les projets de même nature,
- à valoriser les possibilités de recours offertes aux usagers en en privilégiant le passage en CRPA et en mettant en place une médiation en cas de dialogue bloqué.
Le troisième axe ne donne lieu à aucun développement au sein de cette circulaire et l’on peut s’interroger sur les ressorts d’une telle « priorisation » des missions des ABF qui ne doit certes pas conduire à une quelconque abdication de leur rôle de gardiens du patrimoine.
On l’aura constaté, un certain nombre de ces préconisations trouvent leur écho à l’article 15 du projet de loi ELAN, mais il conviendrait sans aucun doute d’en préciser les contours d’application (par décret ou par circulaire complémentaire?) afin de parvenir concrètement aux objectifs visés.Les intentions sont louables, mais il faudra sans doute aller encore plus avant, notamment compte tenu de l’insuffisance des effectifs des ABF, celle-ci les cantonnant inévitablement dans une quotidienneté particulièrement pesante qui pourrait concrètement les empêcher d’exercer ces nouvelles missions de conseil et d’accompagnement.Pourquoi par exemple, sauf à recruter suffisamment au regard de ces ambitions nouvelles, ne pas créer, comme dans le domaine de la défense nationale ou de la santé, une sorte de réserve des services déconcentrés du ministère de la culture dont les réservistes pourraient aider les ABF dans l’accomplissement de ces missions ?On le voit, le pari est encore loin d’être gagné, un pari dont pourtant la réussite s’impose à plus ou moins court terme.Au demeurant, n’oublions pas que la France est la première destination touristique au monde et que le patrimoine représente en particulier, à cet égard, un atout, sinon culturel … du moins économique, de première importance …